Une interview de Pierre-Lucien BERTRAND*

ISABELLE A.: Comment peut-on encore aujourd'hui réaliser des films qui font peur à des producteurs ou à des distributeurs?

Pierre-Lucien BERTRAND: Je suis né de l'indépendance, elle-même fille de la Liberté.

ISABELLE A.: Certaines critiques vous reprochent par exemple de ne jamais traiter de problèmes actuels de société!

Pierre-Lucien BERTRAND: Je n'ai jamais compris à quoi servent les critiques professionnels. Ils ne contribuent en rien à l'art cinématographique. C'est le public qui fait le succès commercial ou culturel d'un film. Je préfère les gens qui font aimer le cinéma, plutôt que ceux qui le démolissent fielleusement ou haineusement. Quand on n'aime pas, on n'en parle pas.

ISABELLE A.: On a encore le droit aujourd'hui de dire qu'on n'aime pas et pourquoi on n'aime pas!

Pierre-Lucien BERTRAND: Bien sûr! Quand c'est un spectateur qui le dit en sortant de la salle...

ISABELLE A.: Vos scénarios sont imprégnés de terroir, d'introspection...

Pierre-Lucien BERTRAND: ... d'humanité...

ISABELLE A.: ... vos images sont lentes; souvent des plans fixes, avec aussi des plans-séquences comme celui d'"Ombre et lumière sur la colline magique" où il a sans doute fallu une  bonne partie d'une nuit pour voir arriver les comédiens sortant d'un bois...

Pierre-Lucien BERTRAND: ... La technique n'est qu'un moyen au service de l'histoire. Ce que veulent les spectateurs, c'est qu'on leur raconte une histoire. A un critique qui lui demandait pourquoi il travaillait toujours en plans fixes, et que ça ne devait pas lui coûter trop cher, John Ford répondit qu'on payait bien assez cher les comédiens, et donc c'était à eux à bouger devant la caméra!

ISABELLE A.: Justement, quel est votre terreau, le patrimoine cinématographique qui vous habite?

Pierre-Lucien BERTRAND: Je viens de vous le dire.

ISABELLE A.: Les années cinquante?

Pierre-Lucien BERTRAND: Logiquement, cela pourrait être les années cinquante à quatre-vingt. D'où réapparaîtraient périodiquement des stigmates comme "Aguirre, la colère de Dieu", "Pour une poignée de dollars", "Mouchette", ou bien "La colline des hommes perdus", "2001, l'odyssée de l'espace", "A nos amours". Mais il y en a bien d'autres. En fait, j'habite un pays cinématographique où les paysages sont éclairés par des monuments du cinéma comme Chaplin, Fellini, Carné ou Bunuel, ou de grands réalisateurs comme Brooks, Ritt ou Wellmann, alors que parfois ce ne sont que des détails dans un plan, dans une musique ou dans un dialogue qui en sont les lumières.

ISABELLE A.: Par exemple?

Pierre-Lucien BERTRAND: Dans "Règlement de compte à O.K.Corral" que je considère comme un grand film/opéra et un grand western de l'Histoire du cinéma, tourné par John Sturges, un géant...

ISABELLE A.: ... Pourquoi un géant?...

Pierre-Lucien BERTRAND: Regardez sa filmographie!... Eh bien dans les premières séquences du film, avant d'entrer dans un saloon pour régler son compte à Lee Van Cleef, Kirk Douglas a un dialogue et une réflexion sur la vie et la mort qui m'a profondément marqué depuis toujours... C'est pourtant un détail que personne ne retient.

ISABELLE A.: Quoi encore?

Pierre-Lucien BERTRAND: Dans "Patton", les deux accords de trompette dans la musique de générique de début, qui s'évanouissent et donnent à mon sens tout le ton du film...

ISABELLE A.: Et la musique dans vos films?

Pierre-Lucien BERTRAND: J'élabore toujours mes scénarios à partir de musiques déjà composées ou commandées.. sur le fil conducteur de l'histoire...

ISABELLE A.: Ca ne se fait jamais comme ça!

Pierre-Lucien BERTRAND: Bien sûr que si! Morricone a composé la musique d' "Il était une fois dans l'Ouest" pendant l'écriture du scénario.

ISABELLE A.: Donc vous n'avez rien inventé quant à la pratique...

Pierre-Lucien BERTRAND: Alors personne n'a rien inventé depuis Méliès et Sergio Leone!...

ISABELLE A.: Pour le "Chemineau", où vous aviez un petit budget... vous traitez d'un...

Pierre-Lucien BERTRAND: ... J'ai toujours fait des petits films avec des petits budgets!...

ISABELLE A.: ... Alors un jour vous ferez peut-être un grand film quand vous aurez un grand budget...

Pierre-Lucien BERTRAND (il éclate de rire): ... Peut-être que ce sera pour faire un grand bide!

ISABELLE A.: Donc, je disais que pour le "chemineau" vous traitez d'un parricide...

Pierre-Lucien BERTRAND: Non!  je voulais parler symboliquement du moment où l'on "tue" le père et que l'on devient vraiment adulte. Il y avait plusieurs entrées à ce film: un conte rural et social, une histoire d'amour platonique à sens unique, un regard sur la magnifique paysage du Périgord. Et puis, tue-t-il vraiment le père? En définitive, on ne le sait pas ...

ISABELLE A.: Vous avez traité ce film en tant que cinéaste. On pense à Bresson...

Pierre-Lucien BERTRAND: ... Houlà!... Merci! C'est un trop grand compliment! Celui d'être un cinéaste des années cinquante est un compliment qui m'honorerait...

ISABELLE A.: Vous n'aimez pas le cinéma d'aujourd'hui?

Pierre-Lucien BERTRAND: C'est sans doute la société d'aujourd'hui que je n'aime pas. Dans bien des cas, le cinéma d'aujourd'hui c'est l'émanation de la société, alors... Je préfère débattre de questions plus philosophiques, plus éternelles ou plus poétiques. Ceci dit, bien des chefs d'oeuvres ont été faits sur des moments de société...

 ISABELLE A.: ... Qui ne remplissent pas les salles!

Pierre-Lucien BERTRAND: Je préfère remplir une petite salle après avoir trouvé un vrai petit public populaire ou être diffusé sur les petites chaines/satellites cinéphiles...

* Interview de Pierre-Lucien BERTRAND, Sénariste/réalisateur de Petite histoire et grande haine du chemineau, Ombre et lumière sur la colline magiqueL'homme qui rattrapait sa vie en arrière, recueillie en 2010 par Isabelle A.